Décembre…

… où l’avocat hivernal stresse, car, tel Nostradamus, il sait que la fin du monde est proche. Pour l’instant, la météo est calme. Nos clients ne commenceront à s’en rendre compte qu’à la veille des féries judiciaires, dont le premier jour est immuablement fixé au 18. Un jeudi cette année. C’est dans ces eaux-là que des magistrats facétieux aiment envoyer les décisions qui fâchent pour soulager leurs statistiques. Que ceux dont on attend les pièces depuis belle lurette se manifestent tout aussi soudainement, avec – par exemple – un fichier zip comportant une bonne centaine de pièces, en demandant, avec le sourire, si c’est possible de régler ce bazar avant le Réveillon… Bref, la fin du monde, c’est pour presque tout de suite, haut les cœurs !
Le 1er…

… où, puisque l’on parlait justement il y a juste quelques lignes de magistrats facétieux, restons dans le sujet.

En vrai (comme dirait ma grande fille), ce n’est pas tant leur sens particulier de l’humour qui retient notre attention en ce 1er jour d’avant le Déluge, mais plutôt la manière dont ils tiennent les rênes de la procédure. Parfois, le justiciable et son avocat ne peuvent s’empêcher de froncer un sourcil.

Première contraction faciale du mois : aujourd’hui, échéance du délai de recours pour contester l’ouverture d’un coffre-fort par un procureur et le séquestre de son contenu… d’ores et déjà exécutés par le magistrat auteur de la décision il y a quelques jours.

Selon le Code procédure, toutes mesures d’instruction décidées par un procureur doivent obligatoirement être assorties d’un délai de recours, en général 10 jours, pour garantir les droits de la personne visée.

Concrètement, cela signifie que l’information vous parvient quand l’orage est passé. Plus besoin de parapluie.

Il faut maintenant expliquer tout cela au client.

Voilà, un mois qui commence bien…

Le 2…

… où le mois commence bien en effet.

Le client de la veille est moins contrarié du séquestre (il n’y avait que de la paperasse sans importance dans le coffre) que surpris. Son merveilleux avocat lui avait expliqué que, en Suisse, les procureurs ne pouvaient se livrer à des fishing expeditions, comprenez faire le tour des banques de la place en demandant benoîtement à tous les guichets si Monsieur le Banquier n’a pas pour client Mister X.

Cette méthode investigatrice n’est en effet admise que dans les Etats bien connus pour leur respect inné des droits de l’Homme.

Donc, c’est ainsi que l’on prend son bâton de pèlerin pour découvrir comme le Parquet a-t-il pu identifier un safe deposit box qui n’était jusqu’ici mentionné dans aucun acte de la procédure.

La question méritait d’être posée et le magistrat était ravi qu’on la lui pose, pas peu fier de son petit tour de passe-passe.

Il s’avère que le numéro de téléphone de notre client est indiqué dans le dossier. C’est un numéro étranger certes, mais quand il est activé en Suisse, c’est le réseau à croix blanche qui sert de support à l’appel.

Donc, notre procureur est allé toquer à la porte du Tribunal de contrainte compétent outre-Sarine pour demander un contrôle rétrospectif du numéro en question, avec le bornage de l’appel. Demande acceptée sous la coupole et voici notre Columbo avec une liste d’appels et l’indication de la borne la plus proche qui a servi.

Et, comme il connaît un peu les berges du lac qui jouxte son bureau, il identifie, après un travail minutieux, quelques appels récurrents pris en charge par une borne qu’il sait se trouver juste à côté d’une certaine banque. CQFD.

Bien joué, mais terminons quand même ce billet avec deux remarques importantes qui font partie du fonds de commerce de tout avocat pénaliste.

La première a trait à un principal cardinal : celui de la présomption d’innocence. On imagine en effet déjà les pourfendeurs de l’Etat de droit s’indigner que l’on puisse trouver quelque chose à redire contre un vaillant magistrat qui, par sa seule ingéniosité, à découvert le pot aux roses. Sauf que posséder un coffre-fort dans une banque (suisse !) ne fait pas encore de son titulaire une personne qui aurait des comptes à rendre à la Justice.

La seconde se veut un conseil gratuit : Mesdames Messieurs, vos téléphones portables ne sont pas vos amis. Nicolas Sarkozy en sait quelque chose…

Le 8…

… où, comme partout ailleurs en toutes bonnes terres catholiques, c’est un jour férié.

Mais pas dans quelques terres procédurales voisines qui sont d’obédience protestante.

Bon, cette remarque introductive, c’était un peu pour l’exception culturelle, car les guerres de religion n’affectent tout de même pas trop aujourd’hui encore le bon fonctionnement des procédures.

Cela servait plutôt de remarque introductive pour notre thème décidément récurrent ce mois-ci : mais que font les magistrats ?

La situation est ici cette fois tout à fait inédite, en tous cas pour moi. Nous sommes dans une procédure civile successorale, assez tarabiscotée, il est vrai. Mais tout de même ! Jusqu’ici, je n’ai jamais vu de procédure successorale simple. Rien que la lecture des dispositions du Code civil sur la question du partage de la succession, par exemple, donne déjà mal à la tête.

La partie adverse, qui est demanderesse dans la procédure, vient de déposer sa réplique, soit l’écriture qui suit notre réponse et qui consiste d’abord part à se positionner à son sujet, mais aussi à compléter ses propres allégés de fait, justifiant selon elle son point de vue.

Or, le président du tribunal nous a écrit pour nous dire qu’il ne comprend plus rien à la procédure et souhaite que nous nous prononcions sur les mesures de « simplification » qu’il propose, mais qui posent tout de même quelques questions procédurales sur la manière dont nos écrits respectifs pourraient être considérés dans la suite de la procédure. Un vrai casse‑tête, donc.

Que répondre, en effet, à quelqu’un qui vous dit qu’il n’est pas très motivé à traiter le dossier qui lui a été confié, surtout quand on sait qu’il ne peut filer le bébé à un de ses collègues comme ça, ni vu ni connu ?

Décidément, la fin du monde s’annonce de plus en plus compliquée.

Le 12…

… où, rien ne sert de toujours critiquer, quand c’est bien, il faut aussi le dire.

Nous sommes dans une procédure délicate concernant un enlèvement d’enfant, où le procureur suisse en charge du dossier nous transmet, pour examen et éventuel complément, le questionnaire qu’il a préparé pour être utilisé dans le cadre de la procédure d’entraide internationale, qui découle de cet enlèvement.

Rien à dire, au contraire, que des louanges. Le questionnaire est complet, précis, pose les bonnes questions en faisant référence aux pièces accablantes du dossier.

Sauf que la plainte a été déposée en avril et que nous sommes en décembre…

Le 19…

… où il est question du 17.

Alors que l’on commence à rêver de sapin et de vin chaud, on découvre que le Tribunal de Zoug a décidé de jouer en avance les pères Noël pour la planète — et le père Fouettard pour les gros bras de l’industrie helvétique.

On l’a dit c’est la période des décisions qui fâchent. Sauf qu’ici, une décision datée du 17 décembre va froisser quelques costards, mais aussi faire des heureux. Il risque même de marquer l’histoire – pas seulement judiciaire– en créant un précédent sur lequel quantités d’ONG vont vouloir bâtir un monde meilleur.

Zoug petit morceau de terroir à croix blanche, connu pour ses cerises distillées et ses taux fiscaux aussi bas que le niveau de la mer devrait le rester, vient de valider la recevabilité d’une action climatique contre Holcim, le géant cimentier made in Switzerland.

Voici pour les Fêtes un joli conte de Noël. Comment quatre pêcheurs de l’île de Pari, en Indonésie, ont gagné la première manche de leur action en responsabilité contre Holcim.

Jusqu’à présent, le contentieux climatique ressemblait un peu à un match de tennis où tout le monde renvoyait la balle au législateur. « C’est politique ! », clamaient les entreprises. « C’est global ! », répondaient les politiques. Et le juge, dans sa grande sagesse, hochait la tête en disant : « Pas ma juridiction, circulez, il n’y a rien à juger ».

Mais voilà, les alizées sont capricieuses et le vent peut tourner.

Cette décision zougoise marque en effet un changement de cap majeur. Pour la première fois en Helvétie – à ma connaissance du moins – une juridiction civile accepte d’entrer en matière sur une plainte, venue de très loin qui plus est, visant une entreprise privée, pour ses émissions de CO2. Le géant industriel espérait sans doute que l’argument de la « question politique » suffirait à renvoyer les plaignants dans les cordes. Que nenni.

Le tribunal a balayé d’un revers de main la poussière de ciment sous laquelle on voulait cacher la m… au chat. Il a estimé que la dimension politique du changement climatique n’empêchait nullement l’application du droit civil. En d’autres termes : ce n’est pas parce que le problème est systémique que vous n’êtes pas responsable des dommages que vous causez à votre voisin. Même si le voisin en question habite à 11 000 kilomètres. Le fait qu’il observe impuissant la montée des eaux devient votre problème Messieurs les industriels.

C’est une (r)évolution cruciale pour les stakhanovistes du climat. Le tribunal souligne que la protection des droits de la personnalité (ces fameux articles 28 du Code civil que l’on sort habituellement pour les affaires de diffamation dans la presse people) peut aussi s’appliquer au climat ! Le législateur de l’époque n’y avait certainement pas pensé.

Mais pourquoi Zoug ? Holcim y a son siège. C’est le fameux principe actor sequitur forum rei pour les latinistes distingués, soit on va chercher le fautif qui doit casquer là où il crèche). Mais ce n’est pas la seule raison.

Les quatre plaignants ne demandent pas seulement des dommages-intérêts pour les inondations qui ravagent leur île. Ils vont beaucoup plus loin et exigent en plus une injonction et c’est là que ça devient encore plus intéressant : Holcim doit être contrainte de réduire ses émissions de CO2 de manière drastique dans le futur, preuves à l’appui. Et c’est peut-être là que cette plainte pourra aller jusqu’au bout. Prouver que Holcim est historiquement seul responsable causal de la montée des eaux précisément à Pari sera procéduralement compliqué. Par contre, lui donner l’injonction d’agir concrètement dans le futur pour limiter les émissions et protéger sa population semble un résultat réaliste.

La première ligne de défense de Holcim a craqué. La société a tenté une défense que l’on peut qualifier de classique : « Mais on ne fait que gérer des participations à Zoug, on ne produit pas de ciment ! ».

Essayé, pas pu. Le tribunal n’a pas mordu à l’hameçon. Il a rappelé qu’une société mère peut, dans certaines circonstances, être tenue responsable en tant qu’organe de ses filiales. Le conseil d’administration approuve les objectifs climatiques, gère les risques au niveau du groupe… Bref, si le cerveau décide, le cerveau est responsable de ce que font les bras, même si les bras sont des usines à l’autre bout du monde.

Au-delà de notre cimentier national, c’est un message clair envoyé aux autres multinationales suisses : votre siège social à l’ombre des Alpes ne vous permet plus de dégager en corner les victimes « exotiques » du réchauffement climatique. Il est devenu le 17 décembre un point d’ancrage solide pour se voir reconnaître une responsabilité civile au niveau mondial.

Mais il y a encore du boulot. It’s a long way to Tipperary comme dit la chanson. Les arguments de nos quatre Indonésiens ont certes réussi à franchir la Grande Muraille de la recevabilité. Leur approche originale, une théorie juridique qui porte le nom barbare de « doctrine de la double pertinence » (ou doppelrelevante Tatsachen pour nos amis d’outre-Sarine) pourra-t-elle faire mouche à nouveau ? Pas sûr.

En bref, cette théorie dit ceci : pour décider si une demande est recevable, le tribunal se base exclusivement sur les faits présentés par les demandeurs, en partant du principe qu’ils sont fondés ! À ce stade, le juge ne vérifie pas si Holcim a réellement fait fondre la calotte glaciaire. Il dit simplement : « Si ce que vous dites est vrai, alors c’est une affaire pour nous».

Une telle d’approche va vraisemblablement s’avérer redoutable dans les procédures à venir. Maintenant que la voie est tracée, il y en aura, c’est clair. Même s’il ne s’agit pas de l’arme absolue. Ce raisonnement permet de ne pas tuer le dossier dans l’œuf. Le tribunal n’a pour l’instant qu’examiner une série d’arguments, qui reviendront sur le fond, comme si ils étaient avérés, juste pour voir si cela tenait la route juridiquement. Aucune décision complète sur la potentielle responsabilité de Holcim n’a encore été rendue. Les juges ont juste ouvert une porte qu’ils fermaient à double tour jusqu’ici.

Ils ont tout de même posé quelques jalons pour la suite :

  1. L’intérêt digne de protection (pierre angulaire de la qualité pour agir : si tu n’es pas concerné plus que les autres, tu n’as rien à faire ici te dira le juge). Holcim argumentait que le changement climatique touche tout le monde, donc personne n’a un intérêt « particulier » à agir. Faux a répondu le tribunal. Les habitants de l’île de Pari sont touchés personnellement (leurs maisons prennent l’eau), et le fait que d’autres souffrent aussi n’enlève rien à leur douleur.
  2. La goutte d’eau dans l’océan : Holcim a plaidé que ses émissions, bien que massives, sont négligeables à l’échelle planétaire (la fameuse défense « drop in the ocean »). Là aussi, le tribunal a dit non. Chaque contribution compte. Ni cet argument, ni celui de la « substitution » (si ce n’est pas nous, ce sera un concurrent chinois) ne permettent d’échapper à ses responsabilités.

Cela dit, restons calmes. C’est un résultat magnifique certes, mais il est encore trop tôt pour sortir le champagne. Le tribunal a pour l’instant déclaré le recours seulement recevable. Holcim n’est encore condamné à rien du tout.

Une simple victoire d’étape, certes majeure, voilà ce que c’est, car le plus dur reste à faire. Si la décision est confirmée en appel (car Holcim va faire appel, c’est aussi sûr que le fait que le soleil se lève à l’Est), il faudra passer à l’examen des arguments sur le fond. Et là, on quitte la théorie de la double pertinence pour entrer dans l’enfer de la preuve civile.

Les plaignants devront prouver le lien de causalité. Pas juste une vague corrélation. Ils devront démontrer, molécule de CO2 par molécule de CO2 (c’est à peine exagéré), que les émissions d’Holcim ont spécifiquement contribué aux inondations de l’île de Pari. On a déjà évoquer la liste des moyens à disposition de la défense de Holcim : la multi-causalité, les émissions historiques, les autres pollueurs… Bref, il va falloir être créatif pour gagner la seconde manche, si elle a lieu…

Zoug a néanmoins ouvert une brèche le 17 décembre. Il a clairement été posé que les mesures individuelles (condamner une seule entreprise) sont utiles et légitimes, car on ne peut pas attendre une solution globale qui n’arrivera peut-être jamais à temps. C’est une philosophie du pragmatisme judiciaire inédite et assez rafraîchissante.

Pour conclure, faisons un crochet à peine téléphoné du côté vers Strasbourg.

On fait forcément le lien. En avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme rendait son arrêt dans l’affaire des KlimaSeniorinnen (les Aînées pour le climat). La Cour avait tapé sur les doigts de la Suisse pour son inaction et son manque de cadre juridique.

La décision de Zoug fait écho de celle de Strasbourg. D’un côté, la CEDH dit aux États : Vous devez protéger vos citoyens. De l’autre, le juge civil zougois dit aux entreprises : Vous ne pouvez pas ignorer les dommages que vous causez.

Voilà donc les trumpistes en herbe pris en tenaille. L’État est responsable de fixer le cadre, et le juge civil s’assure que les acteurs privés ne violent pas les droits individuels à l’intérieur (ou à l’extérieur) de ce cadre.

Alors, le 17 décembre 2025 restera-t-il comme le jour où le béton a commencé à fissurer sous la pression des vagues judiciaires ? Peut-être. En attendant, votre serviteur, plus habitués aux joies des procédures criminelles, assiste non sans une certaine fascination (et satisfaction) à la transformation du droit civil en bouclier planétaire.

Haut les cœurs, la fin du monde se rapproche. Mais pour certains départements juridiques, l’hiver sera rude.

Le 28…

… où le « passage » se rapproche.

Pas de bilan au programme dans ce blog. C’est barbant cette manie de faire des listes.

Parlons plutôt d’une ou deux choses qui ont agité nos petites cellules grises en 2025.

La première, indéniablement, l’intégration de l’intelligence artificielle dans le quotidien de l’avocat et cette question, lancinante et, pour l’instant, non résolue, même si, de notre point de vue, la réponse est positive : défense efficace… ou pas, grâce à l’AI ?

Posé comme ça, l’essentiel est pratiquement dit : ce n’est pas l’IA qui fait la défense, c’est l’usage qu’en fait l’avocat pénaliste. L’outil peut décupler sa lucidité stratégique, comme il peut anesthésier son approche du dossier.

Tout se joue donc, non pas dans la prouesse technologique, mais dans la capacité de l’avocat à rester maître de ses outils au service de la protection des libertés.​ Un ancien bâtonnier disait en 2023 que, si l’avocat est bon, son usage de l’IA lui permettra d’être encore meilleur, car il posera les bonnes questions. Par contre, si c’est un piètre juriste, ses questions à Big Brother n’auront aucun impact, car il ne saura pas formuler correctement sa question. C’est diablement vrai. Beaucoup ne s’en rendent pas (encore) compte.

En pratique, l’IA prend gentiment ses marques dans les couloirs de la Justice, pour l’instant en silence. Elle trie des décisions, suggère des axes, repère des irrégularités de procédure, aide à cartographier des masses de pièces ou de données techniques.

Utilisée judicieusement et avec rigueur, elle libère un temps précieux pour ce qui ne sera jamais automatisable et constitue la plus-value de l’avocat : la réflexion, la construction de la meilleure stratégie, l’oralité à l’audience, le dialogue avec le parquet ou les autres parties. Là réside l’atout de l’IA : moins d’énergie dépassé sur le travail de fonds, plus de temps pour le cœur du métier.​

Il n’y a pas si longtemps, d’aucuns prédisaient la mort du métier car ChatGpT allait supplanter l’avocat. Ceux qui le croient encore ont désormais plus qu’un train de retard.

Mais, cette même technologie porte en elle des risques redoutables.

D’abord, celui de l’illusion d’exactitude : les fameuses « hallucinations », qui peuvent se concrétiser par des jurisprudences inventées ou des analyses fondées sur des biais. Ce ne sont pas que des accidents de parcours, mais un contentieux disciplinaire en devenir.

L’avocat qui s’en remettrait à une note générée sans en vérifier les sources, la cohérence juridique, l’adéquation au dossier, ne commettrait pas seulement une erreur technique : il trahirait le contrôle humain que la déontologie et la loi lui imposent.​

L’enjeu de demain, après la découverte admirative de ces derniers mois, se dessine ainsi : reprendre maintenant l’initiative pour transformer ces outils en levier de raffinement de la défense, plutôt qu’en concurrent déloyal. Cela suppose de les apprivoiser de manière sélective et méthodique. L’IA doit devenir une extension du raisonnement, non un substitut du discernement.​

Enfin, derrière la technique, se joue un combat culturel au sein de la profession. Certains y voient la négation du modèle traditionnel de l’avocat de cour, artisan du verbe et de l’instant ; d’autres, un simple outil de plus dans la mallette du défenseur.

La réalité est plus subtile : l’IA accélère une recomposition de la valeur ajoutée du pénaliste notamment, qui devra assumer davantage son rôle de stratège, de pédagogue du risque, d’interface humaine entre un système pénal de plus en plus technicisé et un justiciable souvent perdu. Loin d’annoncer la fin de la défense, cette mutation pourrait en révéler le noyau dur : une présence humaine irremplaçable, capable d’utiliser la puissance de calcul sans jamais renoncer à la part de doute, d’intuition et de courage qui, depuis toujours, fait la différence entre la représentation d’un client en Justice… et une défense efficace.

Le 29…

… où l’autre sujet qui nous a animé, agacé, interpellé, atterré (souvent), amusé (parfois), c’est la propension d’une pseudo-élite de crypto intellectuels à vouloir tuer tout débat et empêcher toute pensée (surtout divergente de la leur).

Cela s’appelle le wokisme.

Définition personnelle et non scientifique, inspirée de Dostoïevski : doctrine qui, sous le couvert d’une tolérance exacerbée, veut interdire aux gens intelligents de penser pour ne pas offenser les imbéciles que vous trouverez parmi d’autres dans l’AbécéFaire.

Le wokisme, c’est la nouvelle inquisition.

Ces Torquemada, dont la culture est aussi étendue qu’un timbre-poste, veulent que notre société contemporaine avance fièrement, mais à reculons, s’échinant à pulvériser le bon sens à coups de dogmes aussi creux que tapageurs.

La « cancel culture » règne de plus en plus, même au bistrot, implacable et capricieuse. Inquisition électronique : il suffit d’un tweet pour annuler une vie, balayer une œuvre, d’un clic pour liquider des décennies de talent. C’est la révolution au format hashtag, portée aux nues par tous les damnés de l’intelligence. Place aux « sensitivity readers », nouveaux inquisiteurs de la prose qui, scalpel à la main, traquent la moindre « aspérité », pour tailler la littérature jusqu’à l’inodore, l’insipide, le chloroforme du conformisme..

Après la littérature, première cible privilégiée de tous les ratés de l’enseignement, au tour du cinéma. Cannes, autrefois chapelle de Godard est devenue celle de l’entre-soi militant. Festivals et palmarès ont troqué la passion et le débat pour le sermon. Chaque discours y est procès, merci Juliette, chaque film qui mérite selon cette élite d’être vu, devient obligatoirement un tract rageur écrit à la truelle. Et voilà nos acteurs zéro carbone, rivalisant de postures comme d’autres s’alignent pour la soupe populaire : « je suis inclusif, donc je suis », « je lutte donc j’existe ». Autoproclamés vigies du progrès ou chasseurs d’ombres autocrates, tous guettent la prochaine indignation virale pour exister à l’écran. Non par élévation morale, mais par trouille de ne plus faire partie des « élus », comme l’avait bien exprimée Fanny Ardant en 2024, dénonçant les dérives de #MeToo dans le monde du cinéma.

Et que fait-on de la langue ? Qu’importe la beauté, place à la fabrique du soupçon : bienvenue dans l’atelier de la novlangue où chaque minorité devient la règle, chaque offense l’alpha et l’oméga. Où « Dix petits nègres » deviennent « Ils étaient dix« , comme si ça pouvait rendre le monde meilleur. Mais là aussi, la peur a joué et l’éditeur s’est mis au pas de la nouvelle religion.

La société se fragmente au nom du vivre-ensemble ; la justice sociale, ce précieux slogan, laisse le terrain à la paranoïa communautariste où règne la nouvelle Inquisition du « bien », prompte à traquer l’impur supposé, jusque dans ses pensées.

Le résultat ? La tyrannie de l’hyper-minorité s’impose en fanfare, s’arrogeant les totems inattaquables de la race, du genre et du statut victimaire. A l’école primaire, des écrivains auto-proclamés vitrines de leur temps sont invités à venir faire des lectures aux enfants qui n’ont encore jamais entendus parler de Lafontaine. Toute contestation, même argumentée et documentée, est immédiatement qualifiée de blasphème. Tout soupçon, devient présomption de culpabilité. Le féminisme nécessaire et utile, désormais réduit à cette sauce, vire à la croisade punitive : l’accusation fait loi. La contradiction ? Hérésie ! Les bûchers ne sont pas loin…

Le wokisme, qui se rêve élixir d’émancipation et terreau du bien commun version Rousseau (Sandrine, pas Jean-Jacques), accouche d’un monde anesthésié, sans aspérité ni contradiction, où l’intelligence devient suspecte. On y sacrifie notre liberté de pensée et le nécessaire débat contradictoire qui a façonné l’Humanité au travers des siècles. Oui, les nauséabonds y avaient la parole, mais le débat était là pour les contrecarrer. Et en sortir grandi, car, comme la Justice, c’est le signe d’une démocratie qui fonctionne si chaque, opinion, même détestable, a le droit d’être défendue. Et d’être sanctionnée – dans les limites de la loi – si elle a pour but l’annihilation de l’autre. Finis la pensée vivante, le doute, la subversion ; place à l’obéissance linéaire, sous le regard satisfait des nouveaux miliciens de l’hygiénisme totalitaire.

2026 ? Refuser la suprématie des larmes sur la raison. Dire non au dogme de la victime toute puissante. Renvoyer les Torquemada de la bien-pensance à leurs études. Redonner à la culture ce qui a fait sa grandeur : la complexité, la liberté, l’humour et… le panache.

Vaste programme.

Le 30…

… où l’on termine cette petite réflexion sur les thèmes incubateurs de réflexion en 2025 avec les Juges et leur rapport avec leur fonction.

Ce billet est inspiré des nombreux sujets médiatiques consacré ces dernières heures au départ pour Berne du Procureur général de la Comté ou il va occuper le poste très en vue de Procureur fédéral adjoint au Ministère Public de la Confédération (MPC). Vice-Président exécutif de la Direction nommerait-on le poste dans l’économie.

Très bien.

Le presque ex-PG en a profité pour jeter un petit pavé dans la mare locale, où il est désormais intouchable, en qualifiant le Code de procédure pénal actuel de « Code pour Bisounours« .

Le point de vue de l’avocat est (forcément) différent. Pas juste par goût du contradictoire. Mais, parce que lorsqu’un Procureur se plaint de manquer de pouvoir dans une démocratie, il faut s’inquiéter. Pas parce qu’il y a une menace réelle. Mais pour éviter qu’il y en ait bientôt une.

Ce Code n’est certes pas parfait. Et il ne le sera jamais pour tout le monde. Son efficacité dépend uniquement de comment il est appliqué par les magistrats.

Et c’est là qu’on en arrive au sujet du jour. Comme pour beaucoup d’institutions en Helvétie, la neutralité en tête (mauvais exemple, mais bon, c’était facile), on nous dit que tout est parfait, alors que l’on ne fait que soulever le tapis pour y mettre la poussière.

Alors que nos ordres cantonaux continuent de s’arcbouter sur le qualificatif d’auxiliaire de la Justice de l’avocat, cette notion dénote au pire une hypocrisie, au mieux une méconnaissance du rôle de l’avocat. Le rôle du Juge est de juger, impartial et souverain, avec distance toujours et empathie parfois.

Rien à voir avec l’avocat. Le terme d’auxiliaire implique nécessairement une certaine subordination. Alors qu’il ne l’est pas. Il est indépendant et au service de son client (comme le Juge doit être indépendant et au service de la Dame aux yeux bandés). Il doit respecter des règles strictes. Et le respect du Tribunal en fait partie.

Mais le problème aujourd’hui, c’est que de plus en plus de magistrats (heureusement, il reste des résistants, et des très bons) le considèrent comme un simple « empêcheur de juger en rond ». Difficile de dire si c’est parce qu’ils sont trompés (eux aussi) par le terme auxiliaire.

Le vrai problème est dans le contradictoire. L’essence même de la fonction implique qu’on entre dans le prétoire les oreilles grandes ouvertes pour écouter, accepter de remettre en question un a priori, peser le pour et le contre, ne pas rechercher que les éléments qui valident un point de vue déjà entériné, avant de décider.

Recevoir un jugement de 60 pages trois jours après la clôture d’une audience permet de douter sérieusement que quelqu’un ait prêter ne serait-ce qu’une attention polie aux arguments de la défense.

Pourquoi le contradictoire fait-il figure d’épouvantail aujourd’hui, au lieu de motiver le Juge dans son travail ? Voilà une question dans l’air du temps, où l’on recherche de préférence des réponses toutes faites et l’on croit que c’est facile.

Vergès l’a écrit dans Dictionnaire amoureux de la Justice, on trouve un homme évanoui à côté d’un cadavre, c’est forcément lui le coupable. On croit que l’acte de juger est facile. C’est tout le contraire. Défendre est beaucoup plus simple. Il n’y a (presque) qu’un point de vue à considérer.

La fonction du juge — impartiale, vertueuse, sage — incarne le cœur de l’institution judiciaire. Il serait bon de le rappeler aux principaux intéressés, au lieu de leur réclamer des statistiques.

Ce qui nous amène au point suivant. Le manque de moyens, qui provoque lenteur et burn out. Pour que la Justice reste humaine et efficace, il faut doter ses représentants de moyens et de suffisamment de personnel, afin de renouveler la confiance de ses acteurs et des justiciables qui se demandent souvent pourquoi ils ont gaspillé du temps et de l’argent pour ne pas être écoutés à défaut d’avoir été entendus.

C’est là qu’on en arrive sur la question de la responsabilité et du respect du justiciable. Toujours dérangeant de voir son travail critiqué vertement par quelqu’un qui n’assume aucune responsabilité, même en se trompant sur toute la ligne, parce qu’une pièce a été mal lue, mal comprise ou tout simplement oubliée.

Qu’on se comprenne bien. Les Tribunaux doivent pouvoir rendre leur jugement en toute indépendance, sans pression d’avoir à répondre du résultat de la procédure. Mais il n’est pas acceptable de balayer d’un revers nonchalant de la main la remarque pointant une erreur manifeste, en se contentant de dire : Si vous n’êtes pas contents, faites recours…

On terminera ce billet, un brin provocateur certes, mais qui ne reflète pas que le sentiment de son auteur, par la question des peines qui prennent l’ascenseur… surtout dans les affaires de mœurs. La fonction première du Code pénal n’est pas de punir, mais d’éduquer. C’est un peu un pavé dans la mare. Mais, quand un membre du Parquet requiert 10 ans de prison, pas sûr qu’il mesure complètement la portée de ses conclusions. La Justice, même pénale, doit rester humaine et sa qualité ne se mesure pas aux nombres d’années de prison qu’elle prononce.

Si les médias et le public ne retienne que la récidive, que l’on aurait pu, dû absolument anticiper, pour critiquer un fait divers, horrible bien sûr, les magistrats qui sont des professionnels de la chose judiciaire doivent garder la clairvoyance nécessaire. Encore une fois, ce n’est pas le nombre d’années de prison qui est décisif pour empêcher d’autres actes, toujours aussi horribles, sinon plus. On l’a vu, la peine de mort, même prononcée de manière totalement arbitraire, n’a éradiqué le crime dans aucune société.

La sanction doit être en phase avec l’acte du responsable et non exclusivement punitive. Et ne pas écouter les sirènes des médias et autres réseaux sociaux.

Et surtout ne pas perdre de vue que, si la position des Juges se radicalisent face à une défense jugée désormais inopportune ou déplacée, celle des avocats pourraient aussi se radicaliser. On se retrouverait au bord de la rupture que mon illustre défunt Confrère à ériger en système. Si le Tribunal ne veut pas t’écouter, alors il va falloir trouver un autre moyen pour se faire entendre…

Nous n’en sommes pas encore là, fort heureusement. Mais continuer à faire semblant comme des Bisounours n’arrangera rien.

Le 31…

… où il ne me reste plus qu’à vous remercier sincèrement toutes et tous pour votre intérêt tout au long de l’année et vous donner rendez-vous en 2026 pour de nouvelles aventures, que j’espère plus passionnantes que mes actuels état d’âmes juridico-sociétal.

Merci et… santé !